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Un certain trottoir

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Rorisu's avatar
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  L’air frais de janvier accompagnait mes pas dans les rues encore enneigées, flânant quelque temps le long des quais bordant le Rhône, j’appréciai de pouvoir contempler l’architecture en paix, ne fût-ce que pour ce court instant. Je n’avais pas d’appareil photo, mais c’était sans regret, car le plus beau capteur d’image reste l’œil, emmagasinant des images mouvantes, associé aux odeurs et aux sensations de l’instant, il n’y a que les mots à maudire pour ne pas être suffisamment sophistiqués pour retransmettre ces impressions.
  Reprenant la marche, je me redirigeai vers les rues grouillantes bordées de vitrines lumineuses, seul au milieu de la foule, je me taillai un chemin parmi les membres de la masse populaire hypocrite, collé les uns aux autres, s’ignorant les uns les autres. Les comparer à des fourmis serait une insulte à l’insecte, qui se dévoue pour la ruche et le bien commun ; la foule humaine est, elle, psychorigide, fausse, semblable à un troupeau de bovidés –la tendance à la cruauté et à la violence gratuite en plus-. Ce qui est d’autant plus regrettable quand on sait qu’individuellement, certains de ces gens peuvent être d’une grande richesse d’âme, mais ceci ne fait pas grand poids face à la foule idiote.
  Alors que je me démenai dans la meute sans visage, de laquelle j’étais moi-même un élément, un individu attira mon regard, assis au sol, hirsute, un ignoré qui voit tout, le bon clochard qu’on fait tous semblant de ne pas voir. Mais celui-ci, il ne quémandait pas, n’apostrophait pas  les passants, il était simplement là, parfois observant, parfois ignorant, mais toujours avec une allure étrangement fière.
Sans spécialement réfléchir -et ayant, je dois l’avouer, mal aux jambes-, j’allai dans sa direction et, arrivé à son niveau, m’assis dans sa proximité. Nous restâmes plusieurs minutes ainsi, moi me détendant les guiboles et lui dans son étrange contemplation.
  Alors que nous feignions l’indifférence, je remarquai un café quelques mètres plus loin. J’adressai alors mes premiers mots à l’inconnu :
  - Ça vous dirait de boire quelques choses de chaud ?
  - Tout dépend de ce que tu veux que je fasse,
répondit-il sans tourner la tête.
  - Vous désaltérer me semble un bon début.
  - C’est que je ne voudrais pas qu’on me choure ma place,
il dit ceci en se tournant vers moi, l’œil amusé.
  - Ne vous inquiétez pas, si jamais ça arrive, je suis sûr qu’on pourra faire une réclamation à la Mairie, ils seront ravis d’aider un concitoyen.
  Il sourit me laissant comprendre qu’il allait me suivre.

                                                                        _______

  Alors que nous pénétrâmes dans le café, le changement brutal de température me prit au dépourvu, je dénouai donc mon écharpe, ensuite de quoi mon compagnon et moi nous installâmes à une table un peu à l’écart, non pas que l’établissement soit bondé en cet après-midi de semaine, mais nous nous mîmes dans un coin.
  Après un certain temps, une serveuse vint prendre notre commande.
  - Un café pour le monsieur et un thé pour moi s’il vous plaît, lui indique ai-je.
  Elle nous regarda l’un et l’autre, puis acquiesça. Alors qu’elle partit chercher la commande mon collègue dépenaillé m’adressa :
  - Pourquoi tu fais ça petit ?
  - Pourquoi pas ? Est-ce que chaque acte a besoin d’une justification ?

  Il allait visiblement répondre, quand soudain un homme vint nous apostropher par un « Messieurs je vais vous demander de partir », au moins il n’avait pas l’arrogance de donner dans la politesse factice. Je me retournai vers lui, espérant me donner une mine impassible -j’avais beaucoup travaillé cette tête par le passé-, à en juger par son attitude déplaisante dénuée de tact, j’en conclus qu’il était le patron, conclusion aisée quand on sait que les gens avec du pouvoir –aussi minime soit-il- sont toujours hautains. Et hautain, le gaillard l’était.
  - Excusez-moi cher tenancier, aurions-nous causé un quelconque trouble ? lui demandai-je.
  Regard torve dans ma direction.
  -Votre … ami -le ton employé pour ce mot ressemblait à un cracha- ne m’inspire pas confiance, nous n’acceptons pas les gens dans son genre ici.
  - Oh, je suis désolé, mais si vous vouliez éviter ce désagrément, vous auriez dû préciser sur votre devanture que vous pratiquiez la ségrégation.

  Son visage s’empourpra, pas de honte évidemment, le concept devait lui passer à mille lieues au-dessus de la calvitie.
  - Pardon ?
  - Vous êtes tout pardonné mon brave.

  Le « petit con » qui suivit n’était pas vraiment étonnant, mais foutrement gratifiant.
  - Voyons, restez polie, je suis sûr que vous valez mieux que ça, nous sommes entre gens civilisés ici, intolérants, mais civilisés.
  Sentant l’atmosphère s’envenimer, j’enchaînai donc sans le laisser répondre.
  - Écoutez, apportez simplement la commande, dans dix minutes nous serons dehors et nous n’irons pas signaler que cet établissement pratique ouvertement la discrimination de classe.
  Le charmant homme s’en repartit en tournant furieusement les talons. En face de moi, j’observais avec quel amusement l’homme pauvre regarda le pauvre homme s’éloigner.
  Ensuite de quoi le mauvais bougre me déposa, sans délicatesse, un verre de thé sous le nez et repartit sans un mot vers les coulisses … un verre de thé, glacé. Je n’avais pas spécialement envie de créer plus de problèmes, je me suis donc contenté de ça, cependant il n’y avait pas de café sur la table. Heureusement, la serveuse qui avait pris la commande à l’origine revint avec le chaud breuvage.
  - Voici pour vous, dit-elle à l’attention de l’homme avec moi. Désolée, mon boss est un vrai connard, fit-elle ensuite en me regardant.
  - Oui, je me demande si sa crasse stupidité est innée ou s’il l’a travaillée. En tout cas je désolé pour le barouf Mademoiselle.
  Quelqu’un l’interpella, mais elle me décrocha un grand sourire avant de repartir dans un déhanchement très plaisant.
  Finalement nous descendîmes tous deux les liquides de nos contenants, je payai et laissai un pourboire quand je vis que la jolie serveuse venait vers notre table.

                                                                        _______

  La luminosité avait baissé à l’extérieur et le froid s’était intensifié. Le clochard me dit de le suivre, il retourna là où je l’avais vu plus tôt, il s’assit et j’en fis autant.
  - Merci petit, me dit-il.
  - De rien. Dites-moi, pourquoi restez-vous là …
  - Sans faire la manche tu veux dire ? Je ne vais pas m’abaisser à ça, je dors peut-être sous les ponts, mais j’ai encore de la dignité.
  - Je n’en doute absolument pas. Non ce que je voulais savoir c’est pourquoi vous observez les gens de cette manière.
  - Ah ça, c’est juste que j’aie été comme eux avant : pressé, sans faire attention à ce qui m’entoure, pris par un boulot, un boulot qui bouffe du temps, le même temps duquel tu veux profiter avec l’argent de ton travail, ridicule hein ? J’avais une femme …
sa voix s’étouffa.
  - Vous savez vous n’êtes pas obligé de me parler, je ne suis qu’un passant comme les autres.
  Il rigola.
  - Comme les autres, mais qui s’arrête et me paye un café !
  - Je ne le fais pas toujours, parfois j’ignore comme le fait tout le monde.
  - Et je suis sûr que quand tu le fais, tu te forces et ça te fait mal au cœur, les autres ignorent parce qu’ils s’en foutent, tu ne peux pas non plus porter toute la misère du monde sur tes épaules.

  Cette fois si c’est moi qui ris.
  - Si vous saviez le nombre de fois où l’on m’a dit ça ! Mais cependant, je ne vous demande pas de me parler si vous ne le voulez pas.
  - Tu sais ça fait tellement longtemps que je n’ai pas vraiment parlé à quelqu’un, je suis juste rouillé, mais ça me tente, non pas qu’il y ait de grandes histoires, mais qui sait, tu pourrais apprendre quelque chose.
  - J’aime apprendre, c’est pour ça que j’ai arrêté l’école jeune.

  Autour de nous, le brouhaha dissonant de la foule résonnait d’une façade à l’autre. Je vis une ou deux œillades étonnées envers moi et l’homme sale, mais rien de vraiment plus développé.

                                                                        _______

  Finalement je surpris le regard de l’homme, comme brouillé, perdu au fond de sa mémoire, ses lèvres se mirent à bouger, il me raconta alors qu’il avait eu une femme, une fiancée plutôt, qu’ils s’étaient aimés pendant presque dix et avaient eu une fillette ensemble. En ce temps-là, il était employé dans un bureau, à griffonner sur des bouts de papier, jours après jours, à l’infini. Le travail n’était ni passionnant, ni gratifiant, mais il avait un beau costume et surtout, il pouvait s’occuper de sa famille. Il approchait du point sensible, il repoussa donc la suite en me posant une question :
  - Tu as une copine mon gars ?
  - Non.
  - Ah, tu cours les jupons donc !
lança-t-il d’un grand sourire auquel il manquait quelques dents, mais pourtant vraiment attendrissant.
  - Non plus, non.
  -Tu préfères les garçons ? Franchement ça m’étonnerait, je t’ai vu regarder la serveuse.

  Je me sentis rougir.
  - Non j’aime les femmes, mais ce n’est pas parce que l’une d’elles me paraît attirante que je vais immédiatement me jeter dessus … c’est juste que depuis que j’ai goûté à l’amour véritable, le reste me parait dénué d’intérêt, fade et vide de sens.
  - Comme les crêpes, au début on les connaît nature ou avec du sucre et on trouve ça bon, mais un jour on met du rhum dans la pâte et on tartine de la confiture ou du chocolat dessus et on ne peut plus revenir en arrière !

  L’analogie était poussive, mais pas dénuée de vérité pour autant.
  - Il y a de ça en effet, dis-je en rigolant. Et puis je pense que les humains peuvent aspirer à mieux, ça demande juste un minimum d’effort.
  - Tu es vraiment bizarre ; pas négativement attention !


                                                                        _______
 
  Quelques flocons blancs tombèrent des nuages bas et il reprit son récit : un jour les docteurs avaient décelé un cancer chez sa fiancée … Le pancréas, elle n’a tenu que cinq mois, il avait été totalement pris au dépourvu, tout semblait tellement bien ancré autour de lui, le train-train tout ça, on ne se rend pas compte à quel point rien n’est acquis. En tout cas sa mort l’avait brisé.
  - Tu vois c’est une chose vraiment dur à exprimer, on peut perdre ses parents, de la famille, même des amis, mais la personne à qui on a donné son cœur, je pense que ceux qui ne connaissent pas ça, ne peuvent pas comprendre …
  Il se tut en voyant que cette fois c’est moi qui avais les yeux perdus dans le passé. Il me regarda droit dans les yeux et repris :
  - Mais je vois que je n’ai pas besoin de t’expliquer.
  - Non en effet,
lui répondis-je la gorge serrée. Mais ce qui est presque amusant, c’est qu’en fait on s’en remet bien au bout d’un moment, même si l’intensité de la douleur est inégalable sur le moment, on arrive à faire notre deuil et à avancer ; alors qu’il y a d’autres évènements qui sont moins douloureux, mais plus sournois, qui s’accroche plus longtemps, comme la trahison …
  - Ce que tu dis sonne très juste jeune homme. Après que le cancer ai emporté mon adorée, je me suis raccroché à mon boulot merdique et surtout à ma fille, j’allais lui offrir un avenir, lui payer des études, elle était ma raison de vivre. Et j’ai même rencontré une autre femme … nous nous sommes mariés et j’ai finalement vécu plus longtemps avec elle qu’avec mon amour perdu. Sauf qu’un jour j’ai appris qu’elle me trompait, depuis longtemps, qu’elle m’utilisait pour mon argent et qu’elle avait même dilapidé ce que j’avais mis de côté pour ma fille. Anéanti, je perdis pied avec le monde, je me suis fait virer, ma femme a demandé le divorce, m’a mise sur la paille et ma fille m’a détestée pour tout ça. Voilà comment j’ai terminé ici.
  - Tout ça me désole vraiment,
répondis-je piteusement.

                                                                        _______

  La nuit tombant, les lumières commençaient à rendre les nuages orange, je voyais que l’homme n’avait jamais exprimé tout ça, et apparemment ça lui avait fait du bien, personnellement je n’en avais tiré aucune leçon que je ne connaissais pas déjà, mais de toute façon je ne l’avais pas abordé pour moi, j’étais heureux de voir que parler lui avait donné le sourire.
  Il me demanda alors ce qui comptait le plus pour moi, je lui répondis sans hésiter « mes amis », même si une main suffisait pour tous les compter et sans utiliser tous les doigts.
  - Cependant, j’ai déçu l’une de mes amies récemment et je m’en veux pour ça … vous voyez, ça vient peut-être du fait que je suis fils unique, mais je trouve que les gens donnent beaucoup trop d’importance au sang, moi mes frères et mes sœurs d’âme je les aime et je sais pourquoi, j’ai choisi de les aimer, pour leurs défauts et leurs qualités, même les qualités qu’ils ne se voient pas d’ailleurs. L’Amour étant l’évolution ultime de l’amitié. Bien sûr il y a mes parents aussi et je les aime, mais s’ils m’avaient adopté, mes sentiments seraient les mêmes, si je les aime c’est parce ce qu’ils m’ont éduqué et se sont bien occupés de moi, pas pour une banale histoire de gènes, les gens donnent trop d’importance au sang, le sang rend fou.
  - Tu es un être de conviction, ça te donne une grande valeur, n’en doute jamais. Parfois les gens ne te comprendront pas, ils t’en voudront même, mais ceux qui te chérissent te pardonneront toujours, à un moment ou un autre.

  Je ne savais plus quoi dire après ça, cet homme valait au moins autant que chacun de ceux qui l’ignoraient, mais personne ne le saurait … à part moi.

                                                                        _______

  La nuit se faisait plus tangible à présent, je me redressai et lui tendis la main de sorte qu’il se lève aussi. J’ai alors serré la main d’un homme égal à moi, égal à tous les autres.
  - Adieu Monsieur.
  - Adieu jeune homme.

  "Adieu", car nous savions tous deux qu’il y avait peu de chances qu’il survive un hiver de plus.
  - Tu es un don pour ceux qui sont autour de toi.
  J’avais plus tendance à me sentir comme un fardeau usuellement, mais pourquoi le contredire ?

                                                                        _______

  Finalement je repartis, prenant le chemin du retour au foyer. Le trajet me laissa tout le temps de penser à mes amis, l’inventaire était rapide à faire, mais les raisons qui me poussaient à les chérir étaient plus longue à observer ; longue, mais plaisante. Avec ces gens bien spécifiques et ma liberté, je ne serais jamais brisé.

  La nuit était sombre, les lumières défilaient comme dans un songe, finalement, la journée aura été bonne.
En espérant que ça ne soit pas trop soporifique ...

Dans les oreilles au moment de l'écriture:
-Led Zeppelin _ Physical Graffiti
-Franz Liszt _ Dante Symphony
-Dream Theater _ Six Degrees of Inner Turbulence
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SuzelH's avatar
Et un certain regard...j'aime bien! :rose: